Rough nights. || Ft. Prosper

Parquet qui travaille sous un poids trop lourd, à une époque il dévalait les marches sans un bruit, mais elle est révolue depuis son adolescence cette divine enfance. Il a beau avoir grandi, il a toujours un air de gosse pris sur le fait quand il emprunte les escaliers au milieu de la nuit pour se rendre de sa chambre aux entrailles de la maison. Si à une époque il comptait sur son silence pour passer inaperçu, aujourd’hui il n’y a que le bruit pour le rendre perceptible, les marches craquent à son passage alors que la lune peine à projeter son ombre sur les murs sombres de la masure endormie. Le miroir de l’entrée ne trahi qu’un coup de vent sur son éclat de papier glacé. C’est une fois dans son antre, pieds nus frissonnants et garde-mangers béants qu’il laisse sa silhouette remplir à nouveau l’espace. Trente-six ans, toujours à piller dans les placards familiaux à des heures paresseuses. Le sandwich adopte une recette multifonction. Entrée-plat-dessert, il a le sens des priorités Prosper.

Il l’entend d’abord plus qu’il ne le voit, bruissement caractéristique du loup qui sort de sa tanière en reniflant de dédain. D’une prise d’élan mal maitrisée, la bestiole se projette sur les jambes de son propriétaire à peine secoué par les quarante kilos fleurissants du Beauceron familial. Tendresse vache à souhait, Prosper repousse le cabot des pieds alors il croque férocement dans un mélange hasardeux de cornichon-jambon-nociolatta et pain complet. Regard suspicieux mais presque complice t’abuses on va se faire choper avec le bouquant que tu fais qu’il semble lui dire, il hésite à repousser le chien vers sa paillasse ou à lui permettre de s’affaler aux pieds de son maitre comme il en a visiblement l’intention. La vérité c’est que le sol est froid et que ses petits petons commencent à se les cailler sévères, alors la chaleur de l’animal n’est pas de refus et il finit par lui lâcher un bout de sandwich en l’autorisant à se coucher à ses pieds.

Il rejoindrait bien son lit, l’estomac rempli ; mais le chien demande toujours plus d’attention jusqu’à convaincre la seule âme éveillée de la maison de le laisser sortir. Alors Prosper chausse une paire de pantoufles, charentaises un poil décrépies du patriarche, et passe une veste pour braver la fraicheur de la nuit avant d’accompagner son chien dans l’obscurité. La sortie qui ne se voulait qu’un rapide tour de la propriété finie par se transformer en balade nocturne. Indolence printanière, ils déambulent en silence dans les rues arborées de Brooklyn, l’un des rares quartiers de New York où la nuit n’est pas synonyme de terreur. Le printemps commence déjà à chasser l’hiver dans la zone 7 et la nuit bruisse d’une végétation endormie. Mains dans les poches, il s’apprête à rebrousser chemin en sifflant le Beauceron quand il perd le contrôle de l’animal. Le cabot attiré par une odeur inhabituelle s’enfuit dans un recoin sombre et son maitre rouspète dans des murmures agacés.

Prosper le suit jusqu’à une ruelle souillée par l’infamie, sa première réaction en percevant la silhouette rabougrie que le chien bouscule de sa truffe est de s’effacer prudemment, il laisse l’obscurité le remplacer alors qu’il s’approche en ayant perdu toute consistance visible. L’homme qui lui fait face est blessé, c’est certain mais c’est le visage qu’il aperçoit qui lui tire une exclamation de surprise. Un coursier humain, il le reconnait mais son nom, il l’a au bout de la langue, ne lui revient pas. « Sacrebleu » Juron vieilli tout droit sorti d’un vieux bouquin poussiéreux, il marque son étonnement, Brooklyn est pourtant sur habituellement et les humains y sont bien traités. « Vous vous êtes foutu dans d’beaux draps » souffle-t-il. Alors il se rappelle qu’il est toujours invisible, il s’accroupit en même temps qu’il apparait aux yeux de l’humain. « Qui vous a fait ça ? » Il l’obverse songeusement, il le connait ce mec, il a pas envie de le laisser dans sa miouse « V’nez, on va vous soigner ça … ».

La confiance des gens heureux. C’est à peine s’il tressaille lorsque l’acier vient chatouiller sa carotide, il a l’assurance débordante de ceux qui n’ont jamais été en danger. Il n’amorce aucun mouvement de recul, attendant paisiblement le pauvre bougre se fasse une raison par lui-même. Son orgueil sorcier lui souffle qu’il n’a rien à craindre face à cet humain atrophié par ses blessures. Il tapote du pied pour rappeler son chien, qui lui s’agite de voir son maitre menacé. « Mala … ici. Couché … c’est bien.» Le cabot semble s’aplatir aux pieds de son maitre, mais il ramasse son corps plus qu’il ne se couche. Prosper le guette du coin de l’œil, œillade noire pour le dissuader de prendre un élan et bondir sur son adversaire inattendu.

Heureusement que la patience est bien l’une de ses vertus, le temps semble s’éterniser et il soupire de ne sentir ni l’acier reculer ni lui entamer la peau. Ses charentaises ne sont pas exactement faites pour l’isoler de la fraicheur de la rue et cette position immobile permet à l’humidité de s’infiltrer sous les semelles pour picoter ses plantes de pied. Il remue, y voyant un signal le chien suit le mouvement de son maitre avant d’être rappelé à l’ordre par un claquement de langue sec ; se contente de ramener les pants de sa veste plus serrées sur lui. « Il faudrait se décider … » commence-t-il à maugréer sans finir sa phrase alors que le couteau finit enfin par reculer, vacillant avant de toucher le sol en fracas. Le garde-fou éloigne la lame de sa truffe, jusqu’à la rendre inaccessible alors que Prosper le met en garde « Fais attention, ne va pas te couper avec ça nigaud » l’insulte surannée est attendrie et il secoue la tête alors qu’il finit par se relever en s’étirant légèrement.

Son regard tombe sur leur étrange visiteur, car il en est assurément un, dont la visite a fort mal tourné. Il faut jouer de malchance pour finir estropié sur le sol du quartier sorcier le plus sûr de la ville. Sa main qui fourrage sur son menton, Prosper s’interroge de ce qu’il peut bien faire de l’intrus. Il marmonne à la nuit, ponctué d’un petit soupir circonspect et d’un regard peu convaincu pour la silhouette qui s’est ramassée sur elle-même. « Quel bougre … cet idiot » ses grommellements l’accompagne alors qu’il se baisse. Il ne sait même pas s’il qualifie ainsi son timide assaillant ou sa propre détermination à vouloir aider un homme qui le menaçait une seconde plus tôt. Il le balance sans ménagement sur une épaule, puis siffle son chien pour annoncer le retour au bercail. « Prends le couteau avec toi Mala » qu’il lui indique en désignant du menton le poignard abandonné, avant de lui souffler à nouveau de faire attention avec la lame.

Telle une silhouette de Quasimodo bossue, ils rebroussent chemin ployant légèrement sous le poids de l’homme adulte. Il se fraie à nouveau un chemin discret vers la cuisine et dépose sans ménagement l’homme sur une chaise. Tiroirs qui s’ouvrent dans un bruit de feutre, il doit chercher un peu au milieu des herbes médicinales de la famille pour trouver de quoi réveiller l’évanoui en un instant. Le flacon de sels passe sous le nez de Darren, alors qu’il continue à chercher le nom de l’homme sans succès. Il lui jette un coup d’œil alors qu’il se réveille. Il lui indique tranquillement « Vous êtes chez les Bellefleur, on va vous soigner vit’fait et pour information le tiroir à couteau est le 3ième en partant de votre gauche, mais je vous déconseille de tenter d’y faire un tour. » Il étale quelques boites d’onguents sur le plan de travail. « Vous êtes coursiers, non ? J’retrouve plus votre nom … ».

Le raclement du tabouret contre les dalles fraîches ne manque pas de remplir l’espace, le bon géant cale les quatre pieds branlants en faisant fi des aspérités du sol et prend place sur l’assise avec plus de légèreté que ne le laisserait supposer sa masse corporelle. La loque qui lui fait face marmonne un prénom « Darren... » et Prosper cherche un peu honteusement le nom de famille qui s’y rattache. Comme un corps sur lequel on recoudrait brutalement la tête tranchée, il finit par associer Darren et Jóhannsson et il marmonne plus pour lui-même que personne « Ha oui … j’vois » Le pauvre bougre commence à déchirer sa chemise avec des mouvements qui semblent lui arracher des douleurs, si bien que la langue de Prosper claque contre son palais en un bruit réprobateur « Pas besoin d’faire le héros, j’vais te la découper ta ch’mise » joignant le geste à la parole, il sélectionne un couteau finement aiguisé qui termine de découper le coton pour dégager comme il faut la plaie.

Le voilà face à une plaie comme il n’en a jamais vu et la vérité lui saute à la gueule, cruelle. Il peut jouer le preux héro l’intello, il n’a rien d’un infirmier. Une drôle de moue déforme son visage habituellement si serein. Il suppose que la première chose à faire est retirer le bout de verre, sa tête dodeline, alors que son drôle d’invité semble trouver l’instant tout à fait opportun pour un petit sarcasme. « Est-ce qu'on peut s'occuper de ça avant de tailler l'bout d'gras? » Nouveau claquement de langue réprobateur « C’est dans ton bout d’gras qu’on va tailler si tu continues oui. » il approche deux doigts de la plaie, pouce et index en pince ; puis lorsqu’il est à quelques millimètres du bout de verre il les retire vivement en marmonnant « non non, ca va pas » Il n’y voit rien dans la semi obscurité de la lune, alors il se lève et allume les lampes d’un geste sec. « Bon. » il regrette que ce ne soit pas quelques parentés spécialisées dans la médecine douce qui soit présent à sa place, le sort du malheureux lui paraitrait plus heureux. Il cherche naïvement ce qu’il a pu lire dans les innombrables bouquins qu’il a pu dévorer depuis son enfance, puis se souvient de la nourrice qui retirait d’abord les cailloux des genoux écorchés de sa turbulente sœur, avant de désinfecter la plaie pendant que lui, gamin, grimaçait de dégout devant la terre boueuse mélangé de sang qui maculait les vêtements de son aînée. Il se décale pour ne projeter aucune ombre sur la plaie en se rasseyant aux côtés de Darren et puis délicatement entreprend de retirer les morceaux de verre. Il se saisit d’un flacon dont l’odeur lui confirme qu’il s’agit d’un désinfectant fait maison, il fronce son nez « Ca va piquer » tandis qu’il en arrose généreusement la plaie carmin. « C’est moche votr’histoire » vouvoiement de nouveau d’actualité, il demande sans être vraiment curieux de la réponse « vous avez pris ça comment ? »