Dancing with the devil { Silie

Le Décadence. En poussant les portes de l’endroit, Zélie a l’impression, non, la certitude de se jeter dans la gueule du loup. Cela fait quasiment un an qu’elle n’a pas mis les pieds dans l’établissement. Vous savez, ce genre de rabbit hole qui vous fait vous sentir comme une Alice en perdition. Le type de lieu que même vos parents extrêmement ouverts vous interdisent de fréquenter. Et pourtant, elle est là. Dans une combinaison noire, s’arrêtant à mi-cuisses, perchées sur des talons tout aussi sombres. Loin de l’image de la petite fille sage qu’elle renvoie au monde quotidiennement, qui n’a pas sa place dans cet endroit. Et même s’il était dans ses habitudes d’offrir cette vision dans cet endroit, aujourd’hui elle n’a pas envie de se faire remarquer. Parce qu’elle ne l’a pas choisi pour ses délices, pour son mystère, pour l’aura dangereuse de son propriétaire, qui venait jouer un peu trop près avec les ailes du petit papillon qu’elle est. Ses prières montent même vers toutes les divinités marines pour qu’elle tombe sur un soir où il n’est pas là, pour ne pas avoir à s’esquiver trop rapidement, à échapper à son regard envoûtant, son sourire charmeur ou encore son étreinte ferme quand il l’entraîne sur la piste de danse. Des attentions dont elle s’est toujours gorgée mais qui lui font une peur monstrueuse dernièrement, d’où son absence. Pourquoi ici, dans ce cas ? Pourquoi prendre le risque d’attirer l’attention de Silas Urbina en venant fredonner une partition inhabituelle sur ses propres terres ? La demoiselle vous dira que c’est parce que personne ne viendra la chercher là. Et qu’elle a un rendez-vous qui se doit de se tenir le plus discrètement possible. Tout le monde niera l’avoir vue là, ne souhaitant pas forcément en faire étalage et il est certain qu’on ne fera pas attention à elle. Ou en tous cas, c’est ce qu’elle se répète.

Son tour au bar est rapide, son choix de cocktail coloré, comme à son habitude, une chose qu’elle ne perdra sans doute pas. Se frayant un chemin jusqu’à une table non loin, elle ne peut ignorer les regards sur sa silhouette. L’heure avancée donne déjà des idées à certains, mais c’est sans encombre qu’elle gagne son perchoir, un tabouret haut. Pas un canapé confortable qui aurait pu sonner comme une invitation, oh non. Elle est là pour affaires. Et pas pour le plaisir. Et si la nymphe se donne l’air assuré, il n’en est rien. Tout est trop compliqué en ce moment. Tout va trop vite. Jamais elle n’aurait pensé avoir recours à l’homme de main de ses parents pour lui procurer du matériel d’espionnage. Jamais. Mais ce qu’elle a appris … ce qu’elle a découvert … ça vaut tous les risques, pour les siens, pour le coven. Et cela lui donne un but, la détournant du bourbier infâme que semble être devenu son existence, ce vide sans fond, cette abîme qui semble la regarder en retour. Perdue dans ses pensées, elle sursaute quasiment quand Abel fait son apparition. Discret, il se fond plutôt bien dans le décor, contrairement à elle. L’échange est rapide, la somme annoncée trouvant le chemin de la main de l’homme, sortie en liquide du petit sac brillant de la poupée. Une vision étrange ; une vision que personne n’aura eue, du moins l’espère-t-elle. Il vide les lieux rapidement, apparemment peu désireux de passer la moindre seconde dans l’endroit, ou en sa compagnie, allez savoir. Peut-être un savant mélange des deux. Le cœur battant la chamade, la demoiselle referme sa pochette sur les deux objets qu’elle vient d’acquérir. Un regard à son verre. Elle devrait sans doute partir. S’enfuit. Mais son cocktail n’est pas terminé. Et la perspective de se retrouver seule, dans son appartement, à préparer une opération qui la dépasse lui donne soudainement le vertige. Un peu pâle, elle reprend une gorgée de la boisson. Repartir maintenant … non, elle n’en est pas capable. Tout va trop vite. Tout semble trop réel. Et le vide de son chez-elle lui fait peur. Sur son téléphone, également. plus un message de Dashiell. Plus une nouvelle de Caïn. Rien du tout. De quoi vous donner le tournis, même si elle saurait à qui s’adresser pour vaincre cette solitude. Mais cela voudrait dire sans doute donner des explications. Et elle ne peut pas, pas plus qu’elle n’en a envie. Alors. Alors pourquoi pas rester quelques instants de plus, effectivement. Profiter de la musique. Espérer que les ombres la dissimulent au monde et à ses problèmes, quelques temps. Oublier. Respirer. Ce qu’elle fait, yeux fermés. Un instant d’abandon. Un seul. Qui l’empêche d’anticiper ce qui arrive.

« Que voilà une sublime apparition. » Les mots la font tressaillir, alors que sa garde entièrement baissée a permis à quelqu’un de s’approcher près. Un peu trop près. L’homme aux vêtements tape-à-l’œil, visiblement plus âgé qu’elle et sous l’emprise de substances illicites se tient à côté d’elle. Bien trop près à son goût. Se raidissant, elle se décale autant qu’elle peut sur le faible espace que lui offre le tabouret. « Et que faites-vous donc seule, quand moult mâles devraient se battre pour l’honneur de votre compagnie ? » La parole est ravie à la Havilliard alors que la main de l’inconnu s’aventure près de sa main. Trop près. A la frôler. Un vent de panique s’abat soudain sur elle, se rendant compte qu’elle est tétanisée. Et, alors qu’elle n’osait même pas l’espérer, une intervention divine. « Ne serait-ce pas Zélie Havilliard qui a osé pénétré en ces lieux ? » Ou démoniaque. Le patron du club se tient devant elle. Devant eux. Silence. Elle ne sait pas si elle doit reconnaissante. Ou en profiter pour essayer de partir en courant. Mais elle n’en a finalement pas le temps alors que l’importun est congédié par Lucifer en personne. Qui prend la place restée vacante. Et si Zélie n’est pas encore tout à fait à l’aise, connaissant l’aura de l’homme, c’est avec un peu plus de contenance qu’elle lui fait face alors qu’il s’assoit. Sa boisson est terminée mais elle joue avec sa paille, un demi-sourire aux lèvres. « Merci, » glisse-t-elle sobrement, parce qu’elle a été bien éduquée. Et qu’il l’a visiblement tirée d’un mauvais pas. Elle ne sait même pas s’il l’a réellement entendue, alors qu’il attaque déjà : « Les clients n’ont que trop peu l’occasion d’observer ton magnifique style vestimentaire, tu sais.. »

Ses yeux glissent sur sa combinaison, qui n’a rien d’habituel. Et pour clairement orientée que soit la remarque, elle ne la met pas autant mal à l’aise qu’elle le devrait. Par contraste ? Ou parce qu’elle a cette certitude que s’il n’a jamais rien fait de déplacé, il ne le fera pas ? Aucun moyen de le savoir. Et elle est bien placée pour être au courant du fait que ça ne peut jamais être une certitude. Renvoyant ses cheveux en arrière, elle est prête pour la suite, autant qu’on le puisse : « Danser doit te manquer terriblement. » Il a tout du diable dont il porte le nom sur le torse. Mais avant qu’elle ne puisse lui répondre, il s’est lancé dans une histoire. Dont le récit la fait sourire. Main dans la nuque, sous ses cheveux, elle l’observe avant de finalement éclater de rire à sa réplique finale. Il n’en manque pas une. Et, miracle d’entre les miracles : elle est rentrée dans son jeu. En oubliant ses soucis, en tous cas momentanément, ayant besoin de tout ce qu’elle a face à ce maître du jeu. « Voilà qui est étonnant … peut-être sent-il la jalousie de l’adolescent qui rêvait de cette sirène qu’est ma mère ? » Le rire cristallin de la jeune femme éclate dans l’air, et elle s’empare du verre qu’il a fait venir pour elle. Pour eux. « Il ne serait sans doute pas non plus ravi de savoir que tu reluques avec attention les cuisses de sa fille chérie … autant d’indices qui me font penser que tu n’auras pas non plus de carte l’année prochaine. » Avec son air innocent, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Il y a un univers entre celle qui est rentrée et celle qui sourit à Silas. Peut-être parce qu’elle a réellement besoin de cette diversion, dans sa vie, pour dangereuse qu’elle soit. Tout pour oublier tous les problèmes qui l’assaillent en ce moment. Et les artefacts qui se trouvent dans son sac, et qui vont lui attirer d’autres ennuis, sans le moindre doute. Mais pour l’instant, l’homme en face semble plutôt inoffensif, en tous cas pour l’instant. « Tu ne m’as pourtant pas l’air de quelqu’un à pleurer pour une carte. » Ses yeux parcourent la salle et elle croise plusieurs regards s’attardant sur leur table. Oh et elle n’est pas dupe. Pour une fois, ils ne lui sont pas dédiés. Mais ça ne la dérange pas. « Ou pour une danse. Apparemment il y a plein de personnes dans cette salle qui seraient ravies de t’accompagner. » Pourquoi elle ? Si c’était juste pour jouer les chevaliers servants, la voilà en sécurité. Peut-être va-t-il donc vider les lieux, finalement. Pour trouver une compagnie plus charmante ou en tous cas, plus ouverte que la sienne. A moins qu’il n’ait vu. Ses yeux se baissent brièvement sur sa pochette. Ou des pattes de l’Arachnée dépassent. Ne pas se mordre la lèvre.