Life is strange

Tout avait pourtant bien commencé. A l'image d'une putain d'introduction au plus idiot des films romantiques, on pouvait alors dire que tout roulait parfaitement. C'était même un euphémisme - faites attention aux termes savants, le texte n'en regorgera pas - de dire que tout était plutôt pas mal. Je vivais bien. J'étais content, heureux même, avec ce sourire béat aux lèvres, le genre de sourires qui fait avoir l'air très con sur les photos de famille. Le genre de faces idiotes qu'on adopte sans trop savoir pourquoi, sauf, peut-être pour le bon plaisir de tata Suzanne de voir tout le monde heureux après une trop grosse part de son immonde et calorique tarte au citron.

Le dosage des ingrédients, voilà sans aucun doute le point faible de Suzanne. Mais je pense pas que vous soyez là pour l'analyse culinaire des élaborations douteuses de cette bonne femme, surtout que depuis, son cholestérol a terminé le travail (copieusement aidé par son meilleur ami: le diabète de type deux) et qu'elle se languit six pieds sous terre de vous voir débarquer pour vous abreuver de beignets et autres caramels dégoulinants dont elle seule - dieu merci - a le secret.

Non. Osez au moins l'avouer : vous êtes là, comme tout le monde, pour savoir comment un type qui utilise le sourire Tata Suzanne peut dérailler au point de ne plus avoir aucun sourire sur la face. Pire, comment ce genre de types peut ne plus avoir l'envie, parfois, de se lever le matin.
C'est important de situer un peu le truc, histoire qu'on ne vous lâche pas dans la nature avec trop peu d'informations, froncer les sourcils, ça rend laid. Ce n'est pas le but ici.

Ayant eu la chance de grandir au sein de la fabuleuse et fastueuse Cour de l'Automne, j'ai immédiatement été baigné dans les flammes, la fumée et autres joyeuseries calorifiques. Autant vous dire que si vous n'aimez pas la chaleur, la sueur et les larmes, vous feriez mieux de vous trouver rapidement un autre endroit parce que les paragraphes qui vont suivre vont vous infliger de terribles souffrances.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours détesté l'eau. Cette masse brillante, abritant les pires espèces de la planète, qui ronge, jour après jour, la solidité des roches qu'elle agresse avec sa naturelle corrosion. Il faut avouer que détester l'eau pour un enfant du feu, c'est pratique. Antinomiques, les deux éléments ne sont pas faits pour s'entendre, c'est comme ça. Pleurez toutes les larmes de votre corps sur cette constatation mais rien ne la changera : y'a des choses dans la vie qui ne vont pas ensemble. Cette détestation de l'eau, cela dit, n'est pas fortuite et n'est pas aussi basique que "mon papa est le Suprême du feu, je n'aime pas l'eau". Non. Ma véritable haine de l'eau remonte à autre chose, à un événement qu'il faut que je conte pour la postérité. Autant vous prévenir à nouveau : ce n'est pas une folie où la magie est impliquée, ce n'est même pas une légende urbaine ni un jour férié.
C'était par une journée agréable du mois de juin, une jeune femme privée de la vue, s'était approchée à l'arrière, tapie comme une silencieuse meurtrière, et sans faire de bruit ni le faire volontairement avait propulsé ma personne dans l'Hudson. Depuis ce jour, contempler un verre d'eau est une épreuve difficile, autant dire que se baigner est exclu, même sous la surveillance de divines maîtresses-nageuses.
Ce jour-là, justement, grâces soient rendues au courageux type qui s'était jeté à l'eau pour repêcher mon presque cadavre geignard.

Mais avouez que la peur de l'eau pour un type qui passera le restant de ces jours à pouvoir allumer des cigarettes d'un claquement de doigts, c'est plutôt cliché. Mais comme tous les clichés, c'est sur une véritable base que la légende se construit (du moins c'est ce que disent ceux qui usent de clichés pour parler).
Après cette intermède, revenons en à nos moutons.

Il fut un temps de l'insouciance.
Ce temps béni de l'enfance où rien ni personne ne semble mauvais. Il y a les figures connues, pour moi, se furent surtout celles de conseillers et de percepteurs, préparant, façonnant un petit Stark comme il le fallait à mon père : un digne successeur à son poste tant convoité. Et les figures méconnues, qui rôdent dans l'ombre, comme une aveugle prête à vous faire basculer dans l'Hudson à peine chaude.
Ces figures, elles ont pris différentes formes dans l'éducation prodiguée, mais elles avaient, d'après les adultes de l'époque, une fâcheuse tendance à vouloir me voir mort pour s'arroger, plus tard, au décès du paternel, la place de Suprême de l'Automne.
Leurs plans, s'ils furent un jour exécutés durent se heurter à l'efficacité des sbires paternelles puisque jamais le danger se fit ressentir.

Grâce à cette éducation et à la peur de décevoir celui à qu'il fallait plaire par dessus tout, au risque d'être un banni indélicat à ses yeux, j'approchais déjà de l'excellence. Mettant du cœur à l'ouvrage de l'apprentissage, m'instruisant jour après jour, pratiquant heure après heure la divine magie, je devins rapidement un candidat sérieux et intègre. Dépassant l'évident népotisme qu'une telle position pouvait offrir, je devins un militaire rôdé et délicieux, soldat de carrière, l'âme du militaire jusque dans l'autorité qui débordait d'une voix trop assurée. Peu désireux de m'attirer les foudres de mes camarades, je n'avais de cesse que de travailler encore et encore, mériter ma place deux fois plus que chacun d'entre eux. Le fardeau commun à tous ceux dont le nom est le même qu'une importante personnalité.

Face à cette situation, les réactions sont variées, certains favorisent les appuis, et d'autres, à mon image, favorisent le travail et la gloire. Couvrant d'honneur le nom de Stark par l'investissement continu, matant rébellion sur rébellion, faisant jouer les flammes sur le bout des doigts, carbonisant indignes humains après indignes humains, c'est lors d'une soirée de détente arrosée dans un bar de Greenwich que je vis la créature rêvée pour la première fois. Au milieu d'un dancefloor où les corps en sueur se déhanchés sévèrement, elle se tenait, l'incrédulité fixée sur les lippes, les yeux blasés d'une curiosité dépassée. Comme si c'était hier, je revois encore son allure fine et élancée, ses cheveux chatoyants, délicats, glisser en cascade sur ses épaules et descendre jusqu'à ses fesses. Comme un halo, les stroboscopes de la piste peignaient un air d'une pureté incroyable sur ses traits fins et angéliques.
C'était une fabuleuse sorcière, dotée d'un talent incroyable.  

Dans le même temps, alors que les choses progressaient, mon paternel alors qu'il semblait en pleine forme vint à trépasser. Nul ne sait véritablement pourquoi ni comment, même si on suspecta que sa mort ne fut pas naturelle, rien ni personne ne prouva qu'il s'agissait d'un magicide.
Passant les épreuves imposées dans l'exercice des Seven Wonders, la décision fut unanime et le titre paternel glissa sur mes épaules. De nouvelles responsabilités naquirent alors et avec elles, l'éloignement marital.

Amoureux, pourtant, nous l'étions alors. Partageant de nombreuses choses au creux d'une couche froide, couchant l'un avec l'autre avec la même passion, toujours.   Mais les responsabilités firent qu'en ce funeste jour, deux ans, presque jour pour jour après notre rencontre (et notre mariage, l'année précédente), Nora trouva la mort lors d'une révolte. Imprudente, elle s'était éloignée du groupe pour aller déloger un groupe d'excités et n'avait pas vu venir les renforts. Elle s'était hissée à la force des bras sur quelques mètres, le visage n'ayant pourtant plus rien en commun avec celui d'avant. Les lèvres en compote, les yeux sortis des orbites et les joues broyées, elle s'était effondrée pour ne jamais se relever. Loin des yeux, loin du cœur.  
Fin de l'insouciance. A jamais.

Perdre Nora fut comme perdre la vie. A la seconde même de l'annonce de son décès, dans le ventre et dans l'âme, les béantes blessures s'ouvrirent, taillées à l'opinel, pour ne jamais se refermer. Cicatrices invisibles sur la peau et pourtant bien présentes, sa perte signa le début de la fin.
Gérant pourtant correctement les affaires courantes du Coven, il se trouva rapidement des voix pour contester mon autorité, le fiasco ayant conduit à la mort de l'être le plus cher de ma vie n'étant point assez pour ces vils engeances, il fallait en plus me faire chuter.

Cette coercition n'engendra que de l'immonde négativité dans un esprit déjà bien las. Usant des boissons fabuleuses, usant des narcotiques aussi, pour se souvenir encore une fois de ses formes, de sa voix, de son odeur. Sur de vieilles photographies, l'index posé, à caresser sa divine silhouette. Puis les visions nocturnes, les cauchemars élancés, chevaux apocalyptiques lancés aux trousses d'un sommeil échappé.