גם זו לטובה - this, too, is for the good.

La pièce était partagée par des rais d’ombre et de lumière, faisant que l’on ne pouvait distinguer qu’à moitié le contenu de la salle. Des murmures graves envahissaient l’espace, absorbés par les livres qui, sous leur poids, faisaient crouler les étagères. De temps en temps, une craquait, mais personne n’avait là le temps de s’en inquiéter. Une vingtaine d’hommes, et quelques femmes, s’étaient tassés dans ce salon-bibliothèque. Les plus âgés occupaient les fauteuils, les plus importants les chaises, et le reste siégeait par terre. Au milieu de cette spirale de corps serrés, se trouvait Lael, qui fixait le plafond comme s’il espérait que ce dernier lui tombe dessus. A sa droite, Hevel, son père, rabbin usé par l’inquiétude et les années. A sa gauche, sa mère, Orpah, portant dans ses bras son huitième et dans son ventre, son neuvième. Pleine d’un amour maternel se voulant rassurant, elle serrait la main molle de Lael – son troisième.

Jamais quiconque dans cette petite communauté n’aurait pensé que Lael serait d’une quelconque utilité dans la libération de leurs croyances. Tous les regards s’étaient toujours porté sur sa cadette directe, Rachel – la quatrième. Devenue rabbin à la suite de son père, enfant géniale et responsable, Rachel avait été éliminée par la même pierre qui avait élu son frère comme maître. Lael se demandait souvent si derrière le doux sourire de leur mère ne se tapissait pas une dépression à lui en faire oublier tous ses malheurs. Ne tenait-elle pas la main moite de celui qui avait fusionné avec l’objet destructeur ? N’était-il pas, en un sens, devenu la chose qui avait détruit l’enfant favori ? Première fille, Rachel avait dès sa naissance été la préférée, et rien des évènements de la vie n’aurait pu changer ceci. Lael, quant à lui, n’avait d’incroyable que l’étendue de son mauvais caractère… Rachel avait des mots revigorants et convainquant, alors que Lael était toujours dans l’âpreté et l’obreption. Leur seul point commun n’avait toujours été que leur dévotion à leur congrégation.

En même temps, les enfants du couple Meidner-Ziskind ne pouvaient faire autrement. Il fallait qu’ils honorent leur père par leur dévotion à HaShem, qu’ils se plient aux rites et règles juives, et que leur caractère n’amène par l’opprobre sur leur famille. Lael, beaucoup le pensaient sans se cacher, et ce depuis sa naissance, était celui qui amènerait le plus de tracas à ses parents. Vérolé par les horreurs du monde terrestre, il n’avait jamais pu se faire à la pauvreté et à l’inégalité du monde dans lequel il était né. Jeune, sa jalousie envers les sorciers l’avait amené à les idolâtrer, puis ensuite à les mépriser. Aujourd’hui, le châtain mélangeait ces deux sentiments contradictoires, restant en admiration face à la sorcellerie mais ne supportant pas ceux la pratiquant. Certaines langues médisantes allaient jusqu’à dire qu’il aurait préféré naître sorcier, et diraient à présent que son souhait s’était réalisé…

La pierre noire, chaude comme un corps, était enfermée dans son poing gauche. Il n’osait le desserrer, de peur qu’elle ne roule et ne frôle le pied de quelqu’un, qui alors mourrait sur place, comme si la foudre se serait soudainement abattue sur lui. Mais aussi, la tentation de libérer la pierre et de voir tous ces individus parlant de son avenir sans vraiment l’y inclure, tomber le regard vide et le souffle parti, était difficilement réprimable. On se demandait que faire de cet individu qui jusque-là n’était qu’un parmi les autres. Devait-on étouffer l’affaire et enterrer la pierre ? Devait-on attribuer à Lael une tâche spéciale ? L’enfermer dans l’étude des textes pour qu’il reprenne ce que Rachel avait commencé ? En faire un protecteur de leur communauté comme le fut le golem des pogroms de Prague ?

Cette situation inédite avait effacé les autres affaires à l’ordre du jour. La famille entière Böhmer s’était faite arrêtée par la police pour avoir été surprise en train de pratiquer leurs rites religieux, et il était craint qu’ils ne dénoncent d’autres pratiquants. Le cadet de d’Elon et de Delilah était porté disparu depuis trois semaines à présent, et l’on se demandait quelles actions supplémentaires mettre en place pour tenter de le retrouver. Des rumeurs fantasques circulaient : l’adolescent de quatorze ans aurait été enlevé pour être sacrifié lors d’un rite de la Day Court, ou kidnappé par un boucher pour être dépecé et vendu comme viande sur le marché noir. Les misères des humains de Staten Island laissaient aller à toutes les psychoses. La situation la plus probable était que le miséreux s’en était allé nager dans l’Atlantique, qui l’avait englouti d’une vague grise, sale et monstrueuse. C’était un bon nageur, qui avait toujours tiré une trop grande fierté de ses capacités physiques.

Lael sentit sa mère attirer sa tête dans le creux de son épaule et, du haut de ses vingt-huit ans, il s’y réfugia sans honte. Elle sentait la fleur d’oranger, et il se rappel qu’il détestait qu’elle en asperge son linge quand il était plus jeune. A présent, cette odeur était celle du réconfort, de l’apaisement. De ses mains abîmées par les tâches ménagères, elle lissait ses cheveux, et instinctivement elle se mit à fredonner quelques psaumes en hébreu. C’était une des rares de la communauté à encore savoir parler cette langue datant d’une autre époque, et elle avait transmis ce savoir interdit à quelques-uns de ses enfants, dont Lael. Ce dernier avait quasiment oublié à quel point, à une époque, il avait été proche de sa mère.

Les travers de son existence l’avaient amené à s’éloigner des siens. Il était le seul des Meidner-Ziskind à avoir quitté le foyer sans être marié. Un besoin d’isolement incompris par une famille et une communauté extrêmement soudée. On avait craint que cela ne le mène à dénoncer les siens, et tout avait été fait pour le raccrocher au reste du groupe. Son père lui intimait l’ordre de se présenter à toutes leurs célébrations clandestines. Ses sœurs  venaient une fois par semaine avec des plats traditionnels, pour prendre de ses nouvelles. Ses frères l’interrogeaient sur ses relations sentimentales, et lui parlaient de toutes les juives célibataires capables de supporter ses sautes d’humeur. Sa mère, lors de ses rares passages, lui déposait des livres interdits pour parfaire sa culture judaïque. Lael, en ayant tenté d’échapper siens, s’était fait envahir par ces derniers… Cela n’avait fait que renforcer sa solitude. Impossible pour lui de s’ouvrir trop à quelqu’un d’externe à la communauté où il avait grandi. Il avait peur que ses mots, ses gestes, ce qu’il mangeait ou même le tapis de sa salle de bain ne trahisse sa religion. Sans oublier que, comme tous les hommes de sa famille, il avait été circoncis à quatre ans.

Ils étaient extrêmement rares aujourd’hui, ceux dans son cas. Et, la plupart en avaient fait le choix adolescents, une fois conscient de ce que cela représentait. Le châtain en voulait terriblement à ses parents de ne pas lui avoir laissé le choix. Jamais ne s’était-il laissé déshabiller par une femme, à qui il n’offrait de plaisir communément que des doigts et de la langue. La rumeur qu’il était impuissant avait fini par se répandre, et Lael avait décidé de ne pas la démentir. Peut-être même s’était-il tourné vers la médecine pour n’avoir à jamais se faire ausculter par quiconque que lui-même… juste parce qu’il manquait un petit quelque chose dans sa vie très privée, et qu’il craignait qu’un regard mauvais ne s’en aperçoive. Alors que tout cela avait été oublié de la plupart des gens il y a bien longtemps…

Quelqu’un avait allumé un bâton d’encens, certainement pour tenter de recouvrir l’odeur de tous ces corps agglutinés. Impossible d’ouvrir les fenêtres, quelqu’un pourrait saisir leurs conversations… Lael s’aperçut qu’il était en sueur ; sa chemise lui collait au bas du dos. Il essuya ses tempes en se frottant au bras de sa mère, mais les manches de cette dernière étaient déjà trempées. « J’ai trop chaud » marmonna-t-il, mais personne ne fit attention à ses mots. Allons donc, ils se demandaient s’ils devaient en faire un meneur, mais ne prenaient pas la peine de l’écouter ? Lael décida de se lever, tout à coup bien décidé à ne plus les honorer de sa présence. « Lael », sa mère susurra, inquiète, en lui tendant un mouchoir. « Tu saignes encore du nez. » Comme à chaque fois qu’il avait trop chaud. Quelques gouttes rouges s’écrasèrent sur le parquet de bois usé, alors qu’il se penchait pour récupérer le tissu qu’elle lui tendait. Quelques-uns se levèrent aussi, leurs regards ne pouvant le quitter. Un autre, assis à ses pieds, étala du bout des doigts son hémoglobine sur le sol… peut-être vérifiait-il que c’était bien du sang. Peut-être tentait-il de savoir si Lael était toujours bien humain… Ca, même le châtain ne savait pas y répondre. Il  ne voulait même pas se poser la question !

« Mon fils, rassieds-toi. Nous n’avons pas terminé. » Un ordre de son père, auquel Lael résista quelques secondes, avant de finalement se rasseoir. Hevel devait bien être l’un des rares être vivant à encore avoir de l’influence sur le jeune médecin. Ceux qui s’étaient levés avec Lael reprirent aussi place par terre, mais les conversations avaient été coupées. Ils le regardaient, suant et saignant, entouré de ses deux parents aimants. Les yeux du père étaient encore rougis d’avoir pleuré la mort de sa fille. Et, pourtant, il était là, soutenant celui qui avait été choisi par la pierre magique, qui lui avait enlevé sa favorite. Les gestes affectueux de la mère trahissaient tout le soutien qu’elle apportait à son fils, comme si elle avait toujours su que cela arriverait. Là, tous les enviaient. Tous, face à cette famille d’apparence si soudée, oubliaient ce qu’il s’était passé.

Tous avaient, à ce moment-là, oublié Rachel et son fils de deux ans, retrouvés inertes dans le jardin de leur petite maison. A côté de leurs corps, la pierre brillant d’un éclat maléfique. On s’était dit que leur communauté juive avait été repérée, et que par des sortilèges les sorciers avaient décidés de les éradiquer. Les jours suivant la mort de Rachel avaient été  des jours de grief et de panique. La pierre, emballée d’un tissu épais et d’une boîte en métal, avait été entreposée chez leur père, tout en haut d’une étagère de la bibliothèque. Qu’en faire d’autre ? Comment la détruire ? A qui la confier ? Des questions que l’on pensait ne traiter qu’après l’enterrement de la jeune femme. Personne ne voulait ne serait-ce que regarder la pierre. Sauf Lael. Lael s’était saisi secrètement de la boite, et l’avait forcée chez lui avec un tournevis. Il s’était justifié à lui-même en disant qu’il voulait savoir ce qui avait tué sa sœur. Pour que cela ne lui arrive pas. Il voulait savoir comment c’était, ce que c’était, comment cela fonctionnait ! Il voulait… il voulait la toucher.