En tandem { Aliazz

Le portable rebondit sur le siège passager alors que Jazz étouffe un rire. Après toutes ces années, Alistair se berce encore d’illusions à son sujet. Ou en tous cas essaye toujours de l’enjoindre à plus de calme et de maîtrise. Le pauvre. Et même si elle adore se foutre de sa gueule, c’est avec une certaine tendresse qu’elle reçoit chacun de ses textos. Sans doute un des seuls qui arrive réellement à la canaliser. Celui qui lui a tendu la main quand elle a débarqué avec ses rangers à l’hôpital, toute droit sortie d’Astoria qu’elle venait de quitter. Avec une poignée de croquis d’anatomie et de membres mécaniques. Le seul qui ait pris le temps de la recevoir. De l’écouter. Et qui l’a pris sous son aile, sans rien demander en retour ; deux âmes un peu bancales qui se sont trouvées pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire, de base. S’il l’appelle, c’est que quelqu’un n’a pas pu être soigné. Que le membre est hors d’usage. Et qu’elle va devoir user de sa « magie ». Sa magie si particulière qui ne demande pas une once de pouvoir. La route défile et l’adrénaline de la course redescend pour laisser place à la concentration et à l’application dont elle sait faire preuve quand le travail l’exige. Même si c’est tout de même dans un crissement de pneus qu’elle gare sa vieille guimbarde (en apparence seulement, tout est sous le capot) sur le parking de l’hôpital. Ses clés tournent autour des doigts de sa main gauche, serrant son carnet de croquis sous le bras droit, stylo derrière l’oreille. Avec ses cheveux emmêlés par la course et ses joues rosies par la vitesse, elle a l’air de tout sauf d’un médecin – et ça tombe bien, elle ne l’est effectivement pas. Et pourtant personne ne l’arrête alors qu’elle traverse l’accueil – peuplé, malgré l’heure très avancée, alors qu’elle salue même deux-trois personnes au passage. Ils ont pris l’habitude de la voir.

L’infimière au bureau relève la tête. Même pas le temps de lui dire quoi que ce soit, elle l’informe déjà « : « Chambre 415. Il t’attend. » « Pourtant il m’a dit de conduire lentement … il abuse ! » Rangeant ses clefs, elle se passe la main dans les cheveux avant de tracer sa route dans les couloirs. Si elle avait pu voler le skate du gamin vu à l’entrée, elle aurait adoré. Mais pas vraiment le temps de se taper les parents sans le moindre sens de l’humour derrière – en même temps, dans le milieu hospitalier, toujours compliqué. Et pourtant, quand ça prend, elle a un succès monstre. Mais quelque chose lui dit qu’elle ne va pas avoir droit à un accueil triomphal. La porte est bientôt là, non sans avoir salué au passage quelques collègues et attrapé une blouse qu’elle a passé par-dessus son t-shirt trop grand – volé à Kael – et son jean qui a connu des jours meilleurs. L’air professionnel, au moins un minimum. Le battant est poussé et rapidement, elle fait son entrée. « B’soir tout le monde, désolée pour l’attente, j’étais en plein milieu d’une course urgente. » Le ton est donné, la légèreté comme drapeau, si elle est là c’est que c’est suffisamment grave pour ne pas en rajouter avec une tête d’enterrement de plus. Se perchant sur la pointe des pieds, elle claque une bise retentissante à Alistair, murmurant d’un air fier : « Battu mon record pour venir. » Ce qui, bien sûr, n’allait certainement pas enchanter celui qui lui a bien dit de suivre les limitations de vitesse.

Faire froncer les sourcils à Alistair ? Une des occupations préférées de Jazz. Quoi ? Il fallait bien le détendre de temps en temps, il allait finir par avoir les traits figés dans son expression renfrognée habituelle si elle ne lui faisait pas changer de temps en temps. Et ce serait dommage. Quoique. Même s’il n’a pas l’air de s’en rendre compte, il a pas mal de succès auprès de la gent féminine, la jeune femme étant plus qu’au courant de l’existence de son fan club d’infirmières – qui lui étaient tombées dessus quand elle était arrivée, des années auparavant, pour savoir quelle était la nature de ses relations avec le beau médecin. Enfin, la routine habituelle, quoi. Dans tous les cas, au moins, elle venait d’empêcher le monsieur dans la pièce de se mettre à pleurer. Il règne une ambiance de mort dans l’endroit – et en même temps, s’il en est à l’appeler, c’est que la vie de quelqu’un vient de basculer. Et généralement ce n’est pas une nouvelle qu’on apprend avec le sourire. « Merci d’être venue aussi vite. Je vais t’expliquer ce dont il est question, en, hum, privé. Monsieur, madame… Nous reviendrons vers vous dès que possible. » Oulah. Un ton formel, des salamalecs, c’est quoi, le délire ? Se fendant d’un sourire qui ressemble plus à une grimace, la demoiselle suit son aîné dans la pièce d’à côté sans faire d’histoire et sans faire non plus de commentaire, ou de plaisanterie. Ok, elle sait quand s’arrêter, quand même. Mais une fois dans la pièce attenante, c’est une autre histoire. Bras croisés, un millier de questions impertinentes sur le bout de la langue, elle le laisse dérouler le fil de son discours sans proférer la moindre parole – juste pour avoir le plaisir d’en prendre le monopole après en énumérant les réponses sur ses doigts. Elle ne s’assoit pas, en est incapable après une course, l’adrénaline courant encore dans ses veines.

La mention de l’identité de la personne ne l’émeut pas le moins du monde, lui fait simplement plisser le nez. Et finalement, c’est son tour. Une moue désabusée aux lèvres, elle soupire : « On va faire comme si tu ne venais pas juste d’m’insulter en posant cette question stupide et r’prendre depuis le début. » Et Alain Chabat aurait été particulièrement fier de la prestation à venir de Jazz, en mode burger de la mort parfaitement exécuté. En commençant par son index : « Petit un, j’t’ai dit que j’étais en course, donc c’est là qu’j’étais. Tu sais, cinq voitures au départ, à la fin, il n’en restera qu’un... » Le regard qu’il lui lance lui fait rouler les yeux dans les orbites : « Ça va j’déconne, j’ai juste été plus rapide que les autres et j’ai gagné un paquet d’fric. La routine habituelle, quoi. » Le majeur vient ensuite, emprisonné avec l’index pour faire : « Deux, tu lui aurais dit qu’on allait être copines de prothèses et j’suis sûre qu’elle aurait a-do-ré. » Un jour il finira par perdre patience et lui hurler dessus. C’est une quasi certitude, surtout quand elle assortit ses conneries de son air parfaitement fier de “je sais que je dis de la merde et j’adore ça”. « Trois, le mot que tu cherchais, je crois, c’est “grosse chieuse”.  » Et on arrive au dernier point : « Quatre … bien sûr que j’peux. Le problème ça a plutôt l’air d’être elle. » Parce que bonjour pour faire accepter ce genre de chose à une patiente récalcitrante. Aucune envie de se faire chier des heures sur une prothèse pour se la faire envoyer dans la figure. Jazz finit par perdre son air crâne en soupirant et en levant les mains : « Explique-moi. A part avoir du fric, c’est quoi, son deal ? » Peut-être mal exprimé, ce qu’elle veut en réalité dire, c’est : « Est-ce que son problème c’est que ça va être moche ? Ou c’est vraiment qu’genre elle danse, elle fait du parkour, enfin j’sais pas ? » Savoir dans quel sens la prendre. Parce que, comme vous l’aurez sans doute remarqué, la finesse et les pincettes, c’est pas vraiment le truc de l’animal sautillant qu’est Jazz. Heureusement qu’il y a Alistair pour ça. Enfin … le connaissant, il doit être en train de se faire violence pour ne pas la passer par la fenêtre. La patiente. Oh, et la Kyôdo aussi, sans doute.

« Paquet de fric ou pas, tu ne devrais pas risquer ta vie et ta santé comme ça, Jazz. » Roulement d’yeux de circonstances, la demoiselle susnommée n’a pas vraiment envie de relancer le débat avec son mentor. Surtout parce qu’ils sont au travail et attendus. Et ce ne serait sans doute pas gentil de lui rappeler que certains doivent se battre pour avoir de quoi vivre, même en étant sorciers. Mais elle garde ça pour une autre fois. Et puis c’est pas son père, accessoirement. Ni son frère. Alors bon. Et heureusement pour Alistair, parce qu’il serait un parent affreux, essayant de la corriger alors qu’il s’amuse visiblement. « Surtout, ne dis pas ça devant elle. Il ne manquerait plus qu’elle nous fasse une crise cardiaque. » « Oh mais QUEL DOMMAGE. Avec un peu de chance elle lèguera une partie de son fric à l’hôpital, tout le monde sera gagnant ! » Il s’agit bien évidemment d’une plaisanterie. Quoique … allez savoir. Non en réalité, même si cela simplifierait sans doute sa journée, ce n’est pas le genre de la maison. Surtout parce que cela voudrait dire se défiler devant ce nouveau défi, et il n’en est absolument pas question. Même si au final, cela semble plus « simple » que prévu. « Ce n’est ni une sportive, ni une danseuse, ni quoi que ce soit. Son seul problème, c’est qu’elle a perdu sa jambe, qu’elle ne la retrouvera jamais, et qu’elle refuse de l’accepter. » Oui, bon, une amputation, en somme. Ce n’est pas que Jazz soit blasée au fil des années, c’est simplement que c’est la triste réalité. « Plus jamais elle ne connaîtra la sensation du coton contre sa jambe, ou de l’eau, ou du vent, ou la main de son mari. Elle devra se contenter d’une prothèse, et je compte sur toi pour lui en faire oublier tous les désagréments. » « Oui, bon la routine habituelle, en somme, la différence c’est juste qu’elle a pas l’habitude qu’on lui dise non et qu’elle a sans doute eu une vie bien facile, donc d’un coup, c’est le drame. » Et ça l’est, réellement, ne croyez pas qu’elle ne mesure pas toutes les implications. Simplement il faut s’en détacher un minimum si on veut survivre, dans ce milieu. Il n’y a que quelques cas qui la touchent réellement, et ce sont surtout des enfants, ou des gens avec des capacités particulières. Donc, pas celui là, clairement.

Reniflant, son regard se tourne vers la porte. Ça ne va pas être une partie de plaisir et ils auront sans doute bien besoin d’une bière tous les deux, surtout vue l’heure avancée de la soirée, voire même de la nuit, à ce compte. « Allez, va te présenter et lui expliquer ce que tu vas faire. Et si jamais elle se montre trop désagréable, laisse-moi lui répondre. » « J’ai pas l’droit de la mordre ? Vas-y, t’es vache, » râle-t-elle pour la forme. Tout en sachant pertinemment qu’elle n’en fera rien, sauf si la rombière dépasse les limites. C’est pour ça qu’ils fonctionnent en duo. Surtout quand on voit le regard qu’elle adresse à sa chevelure. Prenant sur elle pour ne pas lui demander ce qu’elle a, Jazz ne peut cependant s’empêcher de rouler des yeux avant de s’approcher du lit. « Bon. On ne va pas y aller par quatre chemins. Ce qui vous arrive, c’est une sale merde. » Elle ne sait trop si l’absence de réaction de la femme est due à son langage peu châtié, à son côté cash ou à son apparence. Dans tous les cas, elle a choisi son angle d’attaque : « J’vais pas vous mentir ou vous materner parce que vous me semblez être une femme intelligente. » Pas une once de mensonge dans les yeux de la Kyôdo, elle essaye simplement une approche directe, qui lui semble convenir pour ce genre de personnalités. « Y a personne dans cette pièce qui peut comprendre ce que vous vivez. Et personne pour vous rendre ce qu’on vous a pris. Enfin, pas en l’état. » Les mots s’enchaînent, tous plus crus les uns que les autres. A un moment, dorloter des adultes, ça va bien. Surtout que si l’approche douce avait fonctionné avec elle, elle ne serait pas en train d’ignorer son mari qui semble au bout de sa vie. « Donc là, concrètement, vous avez deux options. » Jazz s’est approchée du lit et lui montre son index : « Un, vous en voulez à la Terre entière, vous pleurer, vous criez, vous vous épuisez et après vous vous laissez mourir dans votre lit en faisant une croix sur tout ce qui vous reste à vivre. Et franchement, si c’est ça, autant en finir tout de suite, la bouffe ici est dégueulasse, crois-moi vous avez pas envie de rester. » Un flot de paroles ininterrompu. Spontané. Et en même temps calculé : « Deux, cette fois, le majeur à coté, vous acceptez. Ça prendra le temps que ça prendra. Mais la magie ne résout pas tout. Et y a des injustices dans la vie. Clairement. » Et elle parle en connaissance de cause. « Y a une gamine au service pédiatrie qui pourra vous en parlez. Enfin, si vous arrivez à l’attraper, elle rend les infirmiers fous à courir partout avec sa nouvelle jambe. » Un léger sourire passe sur ses lèvres en pensant à Mylena, tellement fière de son membre amélioré. Ça nécessitera un long suivi, mais le plus dur est fait. « Et dans ce cas, j’peux vous aider. Mais je le ferai pas contre vous. Donc seulement si c’est l’option deux. » Bras croisés, elle se pose au pied du lit, posant : « On peut vous laisser le temps de réfléchir. Juste, pas trop longtemps, comme je vous ai dit, la bouffe … » Elle risque de s’en prendre une. Ou d’avoir dénoué la situation. Pas moyen de le savoir.

Et le miracle opère. Sisi. Mais vous pouvez l’appeler Jazz, aussi. Ok, elle a de la chance, surtout, de ne pas se manger une mandale, de ne pas se faire jeter dehors, pourrait-on dire. Mais à un moment elle a un boulot à faire et cette femme à une vie à vivre, donc il faut avancer. C’est pas beaucoup plus compliqué que ça, quand on y pense. Aussi arrive-t-elle à se taire deux secondes pendant que la femme essaye de reprendre ses esprits. Ok, elle n’y est pas allée de main morte. Mais elle est quasiment sûre d’avoir fait mouche. Sinon, Alistair l’aurait arrêtée bien avant, clairement. Ses prunelles dardées sur la patiente, elle reste neutre. Pas une once de provocation, mais pas de pitié non plus. Ils ne sont pas là pour ça. Ils sont là pour proposer des solutions. « C’est vrai, ce qu’elle dit ? Il y a vraiment une petite fille qui… arrive à courir avec une prothèse ? » Et elle ne se formalise même pas qu’elle demande confirmation à celui qui a visiblement été catalogué comme son supérieur. S’ils savaient. Enfin c’est sans doute une des rares personnes au monde à avoir ce qui pourrait s’apparenter à un brin d’autorité sur la demoiselle. Donc on va dire que c’est pas si éloigné. « Tout ce qu’a dit ma collègue est vrai. Sauf sur la nourriture. Elle n’est pas SI mauvaise que ça. » Cette fois, les yeux de Jazz partent au plafond alors qu’elle secoue la tête en articulant quelque chose qui ressemble à « le déni ». Nouveau silence cependant. Pas d’humeur pour l’humour ? Ça peut se comprendre. Ce sera pour la prochaine fois. Ou pas. « Bien, je crois que tout a été dit. Ma collègue va prendre vos mesures, puis nous vous laisserons réfléchir sur… tout ça. » En silence – oui, en SILENCE – incroyable mais vrai la Kyôdo s’exécute. Autant en finir rapidement, la journée a été longue et elle n’a pas tellement envie de rester là plus qu’il ne le faut. « Voilà. Quand vous aurez pris votre décision, dites-lui, il sait où m’trouver. » De quoi faire sans doute paniquer la personne en question. Si on ne la trouve pas à l’hôpital … ou donc ?

Mais Alistair l’entraîne dehors avant qu’elle n’ait eu le temps de lui faire vraiment perdre patience et prendre peur. « C’était bien joué. Mais essaie d’être un peu moins rentre-dedans, la prochaine fois. Pendant quelques secondes, j’ai bien cru qu’elle allait s’étouffer en avalant sa langue. » « Demande au soleil d’arrêter d’briller, j’crois que t’auras plus de succès, » commente-t-elle, enfonçant les mains dans ses poches. Pas l’air, mais elle apprécie le compliment à sa juste valeur. Jamais en recherche d’approbation, celle de cet homme lui importe cependant beaucoup. Sans lui, elle ne sait pas ce qu’elle serait devenue, après sa sortie d’Astoria. Elle aurait pris un job alimentaire. Et dépéri, dans un bar, quelque part. les perspectives qu’il lui a offertes, sans rien attendre en retour sont incroyables. « Tu veux commencer à travailler sur la prothèse maintenant, ou tu es disponible pour boire un verre ? J’ai quelques centimes, j’peux te payer une boisson à la machine à café de l’hôpital. » « Ouah, tu m’étonnes que t’es toujours célibataire. Sérieusement, c’est ça que tu proposes aux nanas ? Ou aux gars, remarque, hein. » La moue gouailleuse, la jeune femme l’asticote simplement. Tout aussi fauchée que lui, malgré ce qu’elle peut gagner sur ses prothèses, étant donné que tout ou presque passe dans le remboursement de son prêt étudiant et celui de son frère, elle n’est pas plus avancée que lui et se contente bien souvent aussi de la bouffe de l’hôpital, qu’elle ramène aussi à Kael. On fait bien comme on peut. « J’vais pas m’y mettre avant d’avoir sa réponse, même si j’pense qu’elle va accepter. On peut même ptet se débrouiller pour que Mylena vienne courir par là si ça peut accélérer la décision de madame. » La petite et sa prothèse « spéciale », une jambe blanche à la texture confondante, mais coiffée d’un genou customisé ressemblant à un diadème aurait fait n’importe quoi pour Jazz. Lui sautant sur le dos dès qu’elle la croise. Son bras se passe sous celui d’Alistair : « Allez, Dom Juan, je prendrai ce café. Ça va encore faire hurler ton fan club. » Ah, toutes ces infirmiers et ces docteurs essayant de savoir s’il y avait quelque chose entre eux deux … Oui. Un profond respect mutuel, clairement. Mais rien de plus, désolée pour Radio Potins.