(Quetzal & Liam) Entrelacement reptilien et aide magique

Tu ignores combien de temps tu es demeuré ainsi, les bras le long du corps, à dévisager les saules pleureurs comme des créatures chimériques figées dans une mélancolie hors du cours des choses. Tu t’es aventuré sur la péninsule de Rockaway comme un marin perdu accostant sur le rivage des Syrtes, sans savoir véritablement quel vent pouvait t’avoir porté jusqu’ici, et plus particulièrement jusqu’au manoir, cette bâtisse sans âge et, de toute évidence, sans histoire, campant dans le parc comme le témoin d’un autre temps. C’est l’un de tes clients de la péninsule qui t’a glissé ce nom, Park School, en jetant un regard dérangé à ton bras criblé de morsures de serpent. Il ne lui en avait pas fallu davantage pour en comprendre l’origine et deviner quels tourments secrets habitaient ton esprit. Tout habitant de Rockaway semblait connaître ce sentiment, comme un rite initiatique, le franchissement d’un ravin : n’avoir aucun contrôle sur sa magie et en subir chaque jour, chaque heure, chaque seconde, les pesantes conséquences.

Il y a ceux qui connaissent la Park School, et les autres. Dans le creux de ta petite sacoche de toile, tu serres le livre qui contient ta pierre, cet éternel exemplaire de Lolita dont on ne discerne presque plus le titre, à demi-effacé par le temps. Tu jettes un dernier regard autour de toi – sentiment d’imposture battant à tes tempes – avant de pénétrer enfin, à petits pas, dans l’enceinte du parc. Les allées, mal entretenues, serpentent entre des bosquets sauvages et les troncs centenaires des saules pleureurs, labyrinthe de lianes et de feuilles. Dans cet entremêlement verdoyant, tu ne discernes qu’à peine les contours vétustes du manoir de la Park School, quelque part entre des ombres vertes. Tu ne prends conscience qu’après de longues secondes que tu n’es pas seul, et qu’Asmar s’est glissé avec toi dans l’enceinte du parc, silhouette sombre et reptilienne parmi les herbes. Tu esquisses un léger sourire ; pourquoi ce naja plus qu’un autre reptile s’est entiché de toi et peuple ainsi dans ton quotidien, sans même avoir effleuré la pierre, présence constante et instable à la fois ? Ses écailles se reflètent entre les herbes folles et les bosquets sauvages, comme des prismes de lumière. Parfois, tu te demandes si ce n’est pas lui qui te montre le chemin dans la zizanie de ton existence.

Malgré la sérénité du lieu, tu demeures prudent, sur tes gardes, chacun de tes pas est mesuré, comme un étranger en territoire ennemi. Tu ne perds pas des yeux le reptile, de peur de croiser la route d’un sorcier ou d’un élève et que la situation t’échappe, comme toujours lorsqu’il s’agit de ton pouvoir. Tout en cherchant à t’orienter dans le dédale de saules pleureurs du parc, tu gardes ainsi un œil sur Asmar qui… Tu te figes. Le serpent a disparu, volatilisé dans les broussailles. Au bruissement singulier des herbes, tu comprends que quelque chose a attiré son attention et qu’il s’est précipité. Tu t’élances à sa suite, glacé par la pensée que les choses dégénèrent, que le serpent tombe nez à nez avec un sorcier, que ta présence et tes drôles de congénères à écailles soient jugés suspects et que l’on te renvoie sur Staten Island sans plus de cérémonie. Une suite de scénarios dramatiques affluent dans ton esprit, tandis que tu cours à tâtons entre les lianes des saules et les bosquets. « Asmar ! » tu lances à l’aveugle, à bout de souffle.

Tu répètes son nom une fois, deux fois, trois fois, ridiculement conscient de l’inutilité d’une telle entreprise ; sans faire usage de ta pierre, tu n’as aucun pouvoir sur les reptiles. Tu es seulement condamné à subir leur présence acérée et menaçante au quotidien, ainsi que leurs humeurs capricieuses. Tu stoppes soudain ta course en discernant, au pied d’un arbre, une silhouette humaine, une tasse de thé à la main, avant de remarquer, horrifié, la petite forme sombre et serpentine qui s’est dressée devant l’inconnu. Une ombre que tu pourrais reconnaître entre mille, quoique sa collerette de dissuasion ne soit pas encore déployée. Tu te précipites, espérant ne pas arriver trop tard. Pourtant, le naja ne semble pas habité d’intentions hostiles. Au contraire, il contemple l’inconnu avec une curiosité à laquelle les reptiles ne t’ont d’ordinaire pas habitué ; et pour cause, un congénère a lentement pris forme entre les mains du sorcier, serpent de glace se mouvant dans l’air avec une grâce irréelle, captivante. Tu t’approches doucement de cette scène surréaliste, terriblement confus.

« Bonjour ». L’homme qui te fait face et te salue calmement ne semble en aucun cas perturbé par la présence reptilienne – et bien réelle – à ses côtés. Sa tasse de thé toujours à la main, tu te demandes si cet inconnu n’est pas tout droit sorti d’un conte ou d’une chanson de geste. Tu demeures de longs instants à contempler le petit être de glace, presque aussi captivé qu’Asmar, si bien que tu en oublies presque de rendre à  l’inconnu son salut. « Oh, bonjour, excusez-moi, je… » Tu t’embrouilles dans ta maladresse, comme à l’ordinaire. « … c’est très impressionnant. » conclus-tu timidement en indiquant du regard la sculpture vivante du sorcier. « J’espère qu’Asmar ne vous a pas dérangé. » ajoutes-tu vivement en t’agenouillant près du serpent, lui présentant doucement ton bras en espérant qu’il ne fasse pas des siennes pour venir avec toi laisser le sorcier en paix. Mais, sans succès, le reptile ne te jette aucun regard, et se glisse plus près encore de son homologue de glace, l’appréhendant du bout de sa langue bifide. Ton bras retombe avec un soupir d’abattement. Tu passes une main ennuyée sur ta nuque. « Je suis désolé, je crois qu’il n’est pas décidé à vous quitter, vous et votre petit être. » Agenouillé à hauteur du sorcier, tu peux désormais scruter à loisir son visage tranquille et ses traits tirés par l’âge. « Je… je m’appelle Quetzal. » déclares-tu finalement, condamné à tenir compagnie à cet inconnu en attendant qu’Asmar se décide à te suivre.