moonchild ☽ nyx

« Maman, pourquoi je n’ai pas de papa moi ? » Petite tête blonde à la voix aussi douce que le miel, les prunelles déjà attristées d’une question qu’elle se posera toute sa vie. Son héroïne préférée la regarde avec une tendre affection, caressant sa joue dans un geste apaisant qu’elle ne se lasse jamais d’effectuer. « C’est parce qu’il est parti vers les étoiles avant que tu ne sois née trésor, on en a déjà parlé. » La gamine regarde en l’air, comme si elle pouvait y voir son géniteur, comme s’il était là à la surveiller depuis un ciel qu’elle a beaucoup trop observé. Mais il n’y a que le blanc immaculé d’un plafond impassible et elle finit par reporter son attention sur la femme qui l’a mise au monde. Vient la confession des paroles toxiques qui la perturbent, incapable qu’elle est de cacher les tourments de son esprit à celle qui la connaît par coeur. « Il y a un garçon de ma classe qui dit que c’est pas vrai, que c’est juste parce qu’il ne voulait pas de moi. » Hypothèse qu’elle trouve absurde mais la fait néanmoins douter, elle ne remarque pas l’éclair de culpabilité qui s’égare sur le visage délicatement ridé qui lui fait face. « Ce sont des bêtises, ne les écoute pas. » Enfant trop naïve pour remettre en question la parole sacrée de la main qui la nourrit. Les coins de sa bouche se fendent d’un sourire triste, un accent impérieux s’échappant de ses lèvres. « Je veux un papa. »


Une oscillation. Deux oscillations. Trois oscillations. Infimes. À peine perceptibles pour sa pauvre vue brouillée. Il y a le grincement assourdissant de la corde qui se balance, mouvement d'une lenteur insupportable. La gamine est figée, paralysée. Tétanisée dans cette vision d’horreur qui fait basculer sa vie entière. Plus jamais elle ne la verra sourire. Plus jamais elle n’entendra l’éclat de son rire contagieux. Plus jamais elle ne sentira son parfum floral lui emplir les poumons. Elle est partie pour toujours. Elle aussi. Dans la pièce pas un mot, pas une lettre. Rien qui ne puisse expliquer ce dernier geste, pas plus qu’il n’existait un signe laissant présager cette fin tragique. Alors elle ne comprend pas, elle ne comprend pas pourquoi et elle ne peut pas comprendre. Dans sa tête, les questions sont bousculées par la douleur et le choc. Elle est incapable de réfléchir, d’avoir une pensée cohérente. Terrassée par le chagrin. Une souffrance brute, dans sa définition la plus cruelle. Ce n’est que le vide et le noir total. Ce n’est que le néant d’un univers qui a perdu toute couleur. Elle est désormais seule. Adolescente devenue orpheline en l’espace d’un souffle qui n’est plus, enfant abandonnée par la seule personne qu’elle aimait inconditionnellement. Elle n’a rien vu venir, elle n’a rien pu faire. C’est bien trop tard qu’elle est arrivée. Impuissance mortelle, destin assombri que les étoiles lui imposent. Elle fixe encore et toujours ce corps sans vie. Les heures s’écoulent, la nuit tombe. Elle finit par monter sur une chaise pour la décrocher.


Une bouteille entamée dans les mains, elle rejoint ses deux compères sur ce toit abandonné surplombant la ville. C’est un de leurs points de rendez-vous favori, enclave secrète où ils laissent libre court à leurs pensées et leurs envies. Un lieu où ils refont le monde, un lieu où ils apprennent les choses de la vie. Les étoiles brillent déjà fort dans le ciel et le vacarme de l’upper west side nocturne s’étend à leurs pieds. Les deux hommes de sa vie sont dans une conversation animée, qu’elle n’hésite pas à interrompre pour leur annoncer la bonne nouvelle. « J’ai ce qu’il nous faut pour cette nuit. » De sa poche elle tire trois comprimés bleus, les fameux qu’elle cherchait depuis une semaine sans les trouver. Un produit exceptionnel si l’on en croit la rumeur. Bien plus puissant que tout ce qu’ils ont pu essayer jusqu’à présent. Fière de sa réussite, c’est avec un plaisir non dissimulé qu’elle voit le visage de ses amis s’illuminer devant ce précieux présent. Elle s’installe à leurs côtés pour débuter ce nouveau voyage, les yeux brillants d’excitation. Chacun d’entre eux en a besoin pour des raisons différentes et chacun vivra l’expérience différemment mais tous ont ce besoin d’évasion que seule la Nuit peut leur offrir. Le danger est réel, comme toujours, mais tant qu’ils sont ensemble rien ne peut leur arriver. « Il est l’heure de nous retourner le cerveau. » Le bonbon magique explose sur sa langue et elle bascule dans une autre dimension.


C’est un sentiment qu’elle ne connaît que trop bien. L’envie de mourir. Elle ne comprend pas pourquoi il fait si froid alors qu’elle brûle de l’intérieur. Chaque parcelle de son corps hurle de douleur mais pas un son ne s’échappe de ses lèvres ensanglantées. Elle ignore depuis combien de temps elle est là. Combien de minutes, combien d’heures, combien de jours. Cela n’a pas d’importance tant que la fin est proche. Elle ne veut plus continuer alors que chaque respiration est une torture infinie. Tout est si flou autour d’elle, elle ne discerne que le carmin qui macule le trottoir. Il y a sans nul doute plus de sang sur les pavés que dans ses veines. Mais la douleur physique n’est rien à côté de ce qu’elle ressent à l’intérieur. Elle sait son âme mutilée à tout jamais. Pourquoi vouloir d’une vie qui la malmène à ce point, pourquoi s’accrocher à une existence qui n’a aucun sens. Elle ne méritait pas ça, elle en est certaine. Ils n’ont eu aucun scrupule à lui voler sa dernière parcelle d’innocence mais ce n’était pas assez pour l’achever proprement. Elle aurait préféré mourir sur le champ. Tout plutôt que de se sentir aussi sale. Tout plutôt que de voir le Jour une nouvelle fois. Elle appelle la faucheuse sans relâche mais elle ne vient pas. Rien ne lui sera épargné. Elle est seule comme elle l’a toujours été. Seule avec sa peine. Seule avec sa haine. Immobile comme une statue fracassée, elle n’a plus qu’à attendre. La brume s’épaissit autour d’elle, l’emporte dans l’inconscience.


Ce nouveau coup porté à son ventre lui coupe le souffle. Elle ne comprend pas comment elle peut encore ressentir quelque chose après autant d’assauts. Peut-être que son corps s’est habitué. Habitué à se faire tabasser, dans ces ruelles sombres et mal famées. Elle ne bronche même plus maintenant. Elle attend juste que ça s’arrête. Ils finissent toujours par se lasser et l’abandonner pour partir à la recherche d’une nouvelle victime plus fraîche. Demain quand elle se réveillera, elle maquillera les bleus et les coupures avec un sort qu’elle maîtrise désormais à la perfection. Ses amis ne se douteront de rien et elle continuera sa vie comme de rien n’était. Jusqu’à la prochaine fois. Elle soupire d’épuisement, puis aperçoit un poing s’avancer dangereusement en direction de son visage. Un réflexe lui ferme rapidement les yeux en attendant que la douleur n’arrive. Mais elle a beau attendre, celle-ci ne vient pas. La surprise lui fait rouvrir les yeux, en quête d’informations sur cette main qu’elle ne rencontrera pas. Une nouvelle silhouette est apparue dans son champ de vision, une silhouette qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Il émane de cet homme une aura qui la fascine. C’est une image dont elle se souviendra toute sa vie, celle du jour où son destin a pris un nouveau tournant. Aux pieds de l’inconnu gît le corps recroquevillé d’un de ses agresseurs. Elle n’a aucune idée de ce qui s’est passé mais elle finit par croiser son regard. Pour la première fois depuis des années, elle se sent en sécurité.