burn baby burn (Sofia)

(UN) – L’étincelle
Ce 14 octobre 2192, l’étincelle jaillit. Elle s’appelle Sofia Rosalie Hurston, elle est la cadette d’un trio bambins, tous fiers porteurs du nom des Hurston. Elle ne le sait pas encore, mais comme ses parents avant elle, c’est une sorcière et elle naît au creux du feu produit par le coven de l’Automne. Petit miracle qu’elle est, tous l’admirent : des yeux aimants de sa mère, au regard tendre de son père, en passant par les regards curieux et inquiets de son grand frère, Samuel, et de sa sœur aînée, Amelia. Plus tard, ces deux-là seront ses repaires, ses points d’appui. A eux trois ils seront le « trio fantastique », celui qui court dans les rues de Greenwich Village à la recherche de trésors oubliés au Marché du Temps qui Passe, à deviner les noms des potions que leur grand-mère prépare à l’intention de leur arrière-grand-mère ou à tomber malades en mangeant les mauvaises plantes dans le jardin. L’un sera le pilier de l’autre lorsque le pater abaissera son courroux, le troisième ira cacher d’autres bêtises mal dissimulées. Leur enfance sera heureuse ; rien ne pourra les arrêter.

(DEUX) – Les flammes
Sofia a grandi et autour d’elle, s’est doucement écroulé l’équilibre d’antan. On a découvert pourquoi le don de Samuel mettait aussi longtemps à apparaître : le garçon est un déviant. Les dents grincent chez les Hurston, on tente d’accepter tant bien que mal la nouvelle en se rassurant ; le petit sera à la Night Court et nul doute qu’il y brillera, qu’il saura porter haut le nom des Hurston. Sofia ne comprend pas encore tout ce que ça veut dire, car pour elle, Samuel sera toujours Samuel. Un jour, pourtant, il lui dit au revoir et elle ne le reverra plus autant qu’avant. Il lui explique qu’il essaye de revenir aussi souvent que possible, mais qu’il veut bien faire à la fois pour sa famille et pour son nouveau coven. Sofia se dit qu’il lui reste Amelia, mais bientôt celle-ci part pour Astoria. L’éducation parentale, l’influence du tuteur se font plus pesantes, plus dures. Ils la veulent docile, ça, Sofia l’aura bien compris. Mais ce que Sofia n’arrive pas à comprendre, c’est qu’eux se moquent de savoir si elle est seule. Il lui semble que sa sœur a préféré gravir les échelons plutôt que de revenir avec elle ; tout le monde s’extasie sur la brillante carrière de lieutenant à laquelle Amelia semble aspirer. Sofia se jure de faire mieux et travaille d’arrache-pied pour atteindre le niveau qu’on attend d’elle ; à Astoria, elle se spécialise en défense magique et fait partie des meilleurs espoirs de sa promo. Mais plus les années passent, plus son caractère se fait plus sec, brusque, presque turbulent. Si les Hurston sont fiers des efforts de la petite, on aimerait qu’elle soit plus disciplinée. A l’aube de ses vingt et un ans, Sofia ne sait plus elle-même si elle parviendra à contrôler ce qu’elle est devenue : une prodige instable.

(TROIS) – Le brasier
Sofia a vingt-quatre ans. Admise à l’armée, elle a atteint une maîtrise de sa magie lui permettant de gagner sa place aux côtés de sa sœur, désormais mariée au Suprême du Coven. Depuis peu, s’est imposé le constat que jamais, Sofia ne pourra dépasser son aînée. Disciplinée, brillante et aimée, Amelia est cette figure que la cadette des Hurston admire, mais ne pourra égaler. Accepter le fait que ses parents la garderont éternellement dans l’ombre la rend erratique, et afin de libérer sa colère, les combats auxquels elle participe au fight club de l’Autumn se font plus réguliers. Samuel est même venu la voir combattre, lui qui lui a semblé si loin pendant si longtemps. Les deux se ressemblent plus qu’ils ne le pensent, se dit-on. Leur succès plait à la famille, mais on ne s’attarde pas trop sur leur cas. Samuel et Sofia sont des ombres derrière la figure de leur sœur, mais ils ne peuvent que s’y faire ; c’est ainsi.  

(QUATRE) – Les cendres
Sofia a vingt-sept ans et Amelia est morte. L’enterrement est resté gravé dans sa rétine comme un mauvais film ou une pièce de théâtre douteuse. Il a fallu pleurer et ça, elle l’a fait ; tout le monde a pleuré. Les parents se consolent en se disant qu’au moins, elle est morte en héros. Mais pour Sofia, ce n’est pas suffisant ; impossible, impossible qu’elle disparaisse ainsi, qu’elle disparaisse si jeune. Le pire, c’est qu’au bout de quelques temps, ses parents se sont rabattus sur Sofia, et ont commencé à vouloir l’entraîner vers le « vrai chemin destiné aux Hurston » : celui des services spéciaux de l’armée. Le don de Sofia, celui de sa famille, est exploité par l’armée afin de torturer ceux qu’on suspecte de dissidence. Pour retrouver les humains meurtriers de sa sœur, elle peut, non, elle doit accepter cette mission. C’est l’honneur de la famille qui est en jeu, c’est sa légitimité de petite prodige qui est déterminée par sa réponse.
Mais ils n’ont pas compris. Ils ne comprennent pas que la prodige, la vraie, c’était bien Amelia et qu’avec sa mort rien ne sera plus simple. La balle qui a touché sa sœur, Sofia l’a reçue aussi et avec, l’impression de ne s’en être jamais remise. Nulle vengeance ne pourra jamais panser cette blessure. Égoïstement, elle aurait pu penser que cette marque d’attention serait un soulagement, mais ce ne fut pas le cas. La mort d’Amelia, c'est seulement un vide monstrueux laissé par la faucheuse et c’est tout. Alors, qu’ils aillent au diable.

Aujourd’hui, il n’est plus question d’armée, de torture infligée au nom du coven. Sofia a quitté le militaire et par là, tourné le dos à sa famille. Jugée pour insubordination, elle aurait pu tout perdre si le Suprême lui-même n’était pas intervenu. Flanquée à la police de la ville, on la sort de temps en temps de son placard pour des expertises musclées ou des missions à la limite du kamikaze dans des quartiers dangereux. Autrement, elle colle des amendes ou rabroue les quelques ivrognes du coin. Son frère semble s’en désoler, mais au fond, elle se console en gardant à l'esprit que quelque part, crépitent encore les cendres du brasier qu’elle a un jour attisé ; une fois allumé, difficile d’éteindre un feu comme celui-là.